Retour à la course

Lecture Gallimard

Thème libertévu parArmel Tripon

PBO 0102

Joshua

Armel Tripon Occitane Portrait 2020 Bouras
Le front collé à la fenêtre, les yeux mi-clos, Joshua, comme chaque jour, revit ces dernières journées de navigation. Lentement il s’immisce dans cette pensée salvatrice qui l’emporte loin entre ciel et mer, dans les mouvements réguliers et harmonieux de son bateau.

Huit semaines que tout son être réclame le retour à sa vie d’avant, quand il partait naviguer pour n’importe quel motif, du plus solennel au plus loufoque. Il n’y a que sur l’eau où il s’apaise. Où son rythme cardiaque se cale sur l’onde qui soulève la coque de son bateau à chaque mouvement.

Il vit reclus depuis sa chute inopinée sur le pont où grondaient des vagues hargneuses lors d’une tempête qu’il n’avait sans doute pas prise assez au sérieux. C’était il y a huit semaines déjà, le privant, depuis, de toute sortie en mer. Il vit seul dans son appartement. La solitude ne le dérange pas, il la connaît bien, puisque c’est seul, la plupart du temps, qu’il aime naviguer, pêcher, se sentir vivre toujours, être en phase dans cet univers qu’il respecte et vénère. Alors pour tenir, pour garder sa dignité, il part tard, entre chien et loup, sonder le crépuscule et s’envelopper dans un silence apaisant. Marcher est son unique salut, faute de navigation, communiant ainsi avec la nature qui le lui rend bien en ce début de printemps, où celle-ci, en marge de la folie des hommes, pour un instant seulement, reprend ses droits.

Il marche maintenant la tête dans les étoiles sans se soucier d’une destination. Comme en mer, il part à l’aventure avec son imagination en bandoulière pour faire revivre le large. On lui interdit de naviguer mais pas de rêver ! Le voyage s’offre à celui qui sait le saisir.

Et ses rêves sont généreux. Souvent, ses errances cosmiques prennent vie à la pointe de Beg Nod, là où la mer s’ouvre face à lui à 180 degrés. Alors, sans aucune retenue, il se vautre dans ses souvenirs maritimes. Navigue au long cours. Sillonne les océans, lézarde les mers, rejoue ses traces et voyages lointains, se jouant des hémisphères. Passant le plus clair de son temps à négocier des fronts, au près sous une pluie battante, à caler sur son baromètre, guettant la bascule, faisant corps avec son navire. Les sens en éveil, sachant à merveille rythmer son énergie. C’est cela qu’il aime plus que tout : sentir les éléments, sentir que cela vit en lui, qu’il pourrait bien d’ailleurs se passer d’un bateau, qu’il ne fait qu’un avec les dieux du ciel. Le vent le fouette, le vent siffle en rafales, et Joshua chante ces refrains appris sur le port de Loguivy. « La triste vie du matelot » ne le rend jamais aussi heureux, réveillant ses souvenirs de jeunesse… Il surveille l’horizon, toujours pas de signe du front froid qui passe. La pluie continue têtue et rythmée, chaque vague est encaissée par son bateau, qui tient vaillamment son rôle. La boucaille de sud-ouest le met en verve, alors il chante, les pieds calés dans la descente, observant le sillage et les pétrels voltigeurs. La vie au large calque son rythme sur celui de la météo. Jamais il n’a compris ces obstinations terrestres à commenter le temps qu’il fait ! Lui vit le vent, la pluie, le soleil comme une bénédiction, comme un Indien pieds nus sur la terre sacrée, comme un albatros qui se moque des lendemains.

« Adieu cher(s) camarade(s), adieu, faut nous quitter. Faut quitter la bamboche, à bord il faut aller. »

Joshua bénit le large et brandit cette irrévérence à la vie toute tracée, se jurant de ne jamais abdiquer face à ses rêves. Le large lui donne sa force et sa soif de liberté. Le vent monte, la mer forcit, deux ris devraient suffire. Il préfère ouvrir les voiles plutôt que naviguer sous-toilé. Il aime cette danse avec la mer qui le guide, chacun jouant sa partition. À lui d’être dans le bon tempo. Pour ça, il se doit d’être en forme, comme un athlète. Ne pas se laisser dépasser par les éléments. Cette rigueur physique et mentale, cet à-propos le plonge dans un bien-être viscéral.

« Pourquoi me soumettre aux éléments ? À quoi bon me coucher face au vent qui forcit ? Je joue avec mes atouts, et mon bateau est robuste. »

Joshua, impavide, avance mille après mille, s’enfonce dans sa solitude humaine mais en tire cependant une richesse intérieure. À vivre en mer, on en devient substance. Ces gris de suroît que l’on jugerait mornes et fades, jouent de nuances, éveillant chez lui un appétit sans fin pour la contemplation. Il sait que dans quelques heures, le front froid balayera sèchement ce magma nuageux qui court de l’Islande jusqu’aux Canaries.
Il aime le gris parce qu’il aime le bleu, et il aime le bleu parce qu’il aime être en mer et que la monotonie n’est pas de ce monde pour qui sait voir et écouter. Apprendre et entendre avec humilité. La mer donne sans limite, trop facilement peut-être, devant les hommes sans vergogne qui la pillent, la pilonnent et l’enlaidissent.

« Quelle est cette foi qui me guide à travers l’océan ? Quel fil d’Ariane me relie au cosmos ? »

Il aime ces itinérances incroyables au travers des océans qu’il lui plaît d’imaginer encore vierges. Cela le comble d’y poser ce même regard que les premiers navigateurs à la boussole, qui cherchaient dans l’Ouest une route commerciale plus courte. Ses yeux y voient les mêmes nuages se chargeant de pluie à la nuit tombée, devenant pourpres quand le ciel s’embrase, les mêmes vagues venant fracasser les coques, sondant le même ciel à la différence près qu’aujourd’hui Joshua sait quel dieu interroger pour le guider.

Le large l’encercle et son royaume est sans fin. Le large l’interroge sur sa capacité à vivre à plusieurs. C’est rarement avec des mots et des paroles que les marins reviennent au port. Quel est ce silence ? Comment l’interpréter ? L’espace d’un instant, juste avant le lever du soleil, une visibilité incroyable vient peupler sa solitude. Quand il se fond dans le large, Joshua y trouve un refuge et une beauté primaire dans laquelle il se plaît à trouver sa place, se révélant instinctivement acteur et spectateur. L’émotion naît de l’expérience vécue. La puissance créatrice de l’océan le frappe, droit au ventre.

« Combien de nuits aux mille constellations étoilées s’étalent dans mon sillage ? Combien d’aubes aux couleurs feutrées balayent l’horizon devant moi ? »

Alors Joshua se calme, ses virées éphémères le détendent. Il s’assoit seul, la tête entre ses mains, compte les jours et sourit aux lendemains libérés qui le verront naviguer à nouveau.

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