Retour à la course

Lecture Gallimard

Thème risque et sécuritévu parLaurence Cossé

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Perdue en mer

Photo LC© LC

La voile n’est pas une activité dangereuse. Mon père, qui laissait son bateau en confiance à ses enfants adolescents, disait «J’aime mieux leur passer mon bateau que ma voiture.» J’ai fait l’expérience de divers pépins sans jamais avoir eu vraiment peur, la perte du safran, l’explosion du spi, la voie d’eau. C’est tout de même en mer, et par accident, que j’ai connu la pire des solitudes.

J’avais vingt ans. Nous faisions du bateau en bande, en Méditerranée, en Manche avec des Anglais, sur des côtes étrangères avec le GIC-G, le groupement de croisière des Glénans. De temps en temps aussi, nous louions un bateau dans une région que nous ne connaissions pas, histoire de découvrir un bout de littoral. Cet hiver-là, pour les vacances de février, nous nous sommes retrouvés à une demi-douzaine au port d’Antibes pour y embarquer sur un quillard de location.

Il faisait un temps de chien. J’ai rarement eu aussi froid en mer. Le skipper était un fondu de vingt-cinq ans qui naviguait toujours sur-toilé, avec l’assentiment général. Un jour de grand vent et de houle où nous avions tiré au large pour faire de la route, je me vois encore me caler à la meilleure place du cockpit, au vent, contre le roof, à côté de la descente. Nous étions au grand largue. Mon souvenir suivant est celui d’un désarroi complet : je ne savais plus ni qui j’étais ni où je me trouvais. Entre-temps, une vague plus vicieuse que les autres avait fait empanner le bateau et j’avais été assommée.

Cela n’aurait jamais dû arriver. La cause en était un vice de conception de ce bateau de série, pourtant moderne. Je n’avais pas été frappée à la tête par la bôme mais par le brin d’écoute de grand-voile, ce qui ne peut pas se produire sur un voilier correctement dessiné. Toujours est-il que, lorsque j’ai rouvert les yeux, j’étais allongée sur une des banquettes du cockpit, sous le ciel très chargé, entourée d’individus qui m’étaient inconnus et à qui je demandais inlassablement qui ils étaient, comment ils s’appelaient. Mon frère aîné en a gardé un mauvais souvenir. Je l’interrogeais comme les autres : « Je suis Jérôme », me répondait-il. Et je recommençais : « Oui, mais comment tu t’appelles ? »

C’est du moins ce que m’ont raconté mes amis. Ils avaient changé de cap et visaient le port le plus proche dans l’espoir d’y trouver un hôpital. Mais nous étions relativement loin de la côte, il y avait toujours beaucoup de mer, nous n’étions plus à une allure portante et nous n’allions pas vite.

Et moi non plus,
je n’en menais pas large.

Et moi non plus, je n’en menais pas large. Le pire, dans l’amnésie, n’est pas de ne plus rien savoir de soi ni du reste, mais d’être conscient d’avoir tout oublié. Savoir qu’on ne sait plus est une torture. 

Deux jours après, j’avais récupéré et la mémoire et mon identité. J’ai appris de cet incident quelque chose d’essentiel. Les dérèglements mentaux peuvent être affreusement douloureux. On n’aura jamais assez de compassion pour ceux qui en souffrent.  

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Arnaud BoissièresTexte suivant