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Lecture Gallimard

Thème temporalitévu parAurélien Bellanger

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La mer à portée de main

BELLANGER Aurelien Photo 2019 Francesca  Mantovani   Editions Gallimard 2769© Francesca Mantovani/Éditions Gallimard
Passé un tour en Caravelle au large du Pouldu, un stage d’Optimist dans un bassin de La Tranche-sur-Mer, un autre de 420 dans la baie de Paimpol, je connais mal le monde de la voile, aux termes hermétiques et aux gilets trop serrés. Mais je connais bien, je crois, le sentiment de solitude propre au grand large.

Presse-papiers publicitaire offert à un dentiste et échoué sur le bureau d’un de mes cousins, ouvre-lettres acheté à une boutique de souvenirs, porte-clés miraculeusement obtenus : mon enfance était pleine de ces dispositifs optiques alors en vogue qui simulaient une mer, un océan, dans une coque de plastique étanche. On avait coincé là, entre deux masses liquides huileuses et de densité inégale, dont on avait teinté l’une en bleu et laissé l’autre transparente, un petit esquif lesté, un catamaran, une planche à voile, et parfaitement équilibré pour se maintenir exactement à la frontière entre les deux liquides, afin de donner l’impression qu’il voguait à la surface de la mer. On s’amusait ainsi à fabriquer des vagues, dans le volume minuscule, de grandes vagues bleues que venait facilement fendre son étrave – car le bateau, le dispositif physique, était conçu ainsi, ne pouvait pas sombrer, mais seulement venir nous émerveiller, sur le coin d’un bureau, quelque part, loin au fond des terres, dans une banlieue quelconque, sous le velux d’une chambre d’enfant. La spectaculaire résistance du navire aux avaries possédait d’ailleurs quelque chose d’irritant ; il y avait là quelque chose d’un peu inhumain, de fantastique : ce bateau, que nous ne pourrions jamais toucher, était comme un fantôme – l’image projetée, dans une étrange chambre noire, de ces bateaux mystérieusement disparus en mer, comme ceux d’Alain Colas ou de Loïc Caradec. Ces objets innocents et publicitaires – j’oublie de dire qu’il y avait gravé sur l’une de leurs faces le nom d’un médicament ou d’une station balnéaire – possédaient ainsi un peu de la profondeur douteuse des cénotaphes. Et c’était bien, je crois, dans nos existences anodines, comme une préfiguration de la mort – la contemplation de quelque chose de proche et de lointain, de menaçant, aussi, d’inaccessible, surtout. Il y avait là un mystère aussi commun qu’irréductible. Ou plutôt que nous essayions de réduire, en secouant l’objet dans tous les sens, jusqu’à dépasser le stade de la tempête, du typhon, pour atteindre à celui, plus irréel, de l’émulsion, quand les deux masses liquides se mélangeaient dans la vinaigrette bleutée d’un chaos primitif – un monde où le ciel et la terre n’auraient pas été encore séparés, où Dieu n’aurait donc pas existé et où le bateau, faiblement visible, s’accrocherait aux luminaires évanescents d’un ciel haché, d’une eau bouillie, d’un cosmos massacré. Mais à force d’interroger ainsi le destin et de secouer l’objet, il finissait par perdre un peu de sa netteté : le ciel, même au repos, se colorait de bleu, la mer blanchissait et le bateau finissait par adopter une inclinaison irrattrapable. Alors le jouet était cassé et l’océan lointain recouvrait ses mystères. 

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