Retour à la course

Lecture Gallimard

thème inconnu et voyagevu parFabrice Amedeo

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Voyage à la rencontre du monde

AMEDEO FABRICE   NEWREST   ART ET FENETRES   178© PHOTO : VINCENT CURUTCHET / IMOCA
Un jour d’avril 2020, en Bretagne. Comme des millions de Terriens, je suis confiné chez moi et contemple le crépuscule de ma fenêtre. Dans quelques mois, ce silence et ce repos forcés laisseront la place au rugissement de ma carène en carbone, au sifflement de mes foils, à l’humidité qui transperce le ciré, à la fatigue qui brouille l’esprit. Dans quelques mois, je serai au large, loin du monde des Terriens.

Quand je largue les amarres des Sables-d’Olonne ou d’ailleurs, pour un Vendée Globe ou une autre course, peu importe le nombre de concurrents, je pars avant tout pour un voyage. Un périple loin de la terre qui me fait renouer avec le monde, le vrai, tel qu’il se révèle à celles et ceux qui s’éloignent des contrées habitées pour se rendre là où la nature se manifeste à l’état brut, là où le divin se révèle et enchante les sens à travers des nuages colorés, des crépuscules embrasés ou des crêtes de vagues magnifiées par la fatigue.

J’ai pu me préparer durant des mois à une confrontation sportive mais, dès que la côte disparaît, c’est un voyage qui commence, un combat contre moi-même, à l’unisson de mon voilier. Ce qui se trame au large fait exploser le cadre du sport.

Partir au large n’est pas uniquement se dépasser sur son bateau, souffrir du froid, de la fatigue, transpirer des heures durant à la colonne de winch pour régler des voiles, essayer de faire avancer des machines en carbone, aller toujours plus vite et essayer de vaincre ses adversaires.

Non, le Vendée Globe ne saurait être uniquement une course autour du monde.

Non, le Vendée Globe ne saurait être uniquement une course autour du monde. Que viennent chercher ces dizaines de milliers de personnes qui se pressent sur les quais de Port Olona durant les trois semaines avant le départ si ce n’est cette part d’universalité, de rêve et d’aventure, ce voyage loin de la terre et des hommes ? Sur un tour du monde en solitaire, la compétition s’éclipse là où commence le voyage. Pour moi c’est à l’entrée des mers du Sud. À cet endroit, après les alizés d’hémisphère Nord, après l’équateur annoncé par son redoutable Pot au noir, après les alizés d’hémisphère Sud, après l’anticyclone de Sainte-Hélène et ses caprices…

À cet endroit où l’océan devient gris, la température et la latitude chutent de concert, et où s’ouvre devant mon étrave le grand tapis roulant des mers australes. Ce grand coup de pied au derrière qui va durer un mois, tunnel de souffrances au royaume des pétrels et des albatros qui a pour lueur de sortie le cap Horn. Ici plus que jamais, la compétition s’efface et le voyage commence. Une longue traversée dans le sillage du pionnier Bernard Moitessier qui écrivait dans sa Longue Route que là-bas, « l’esprit de compétition risquerait de faire perdre de vue l’essentiel : cette course au bout de soi-même, cette recherche d’une vérité profonde avec pour seuls témoins la Mer, le Vent, le Bateau, l’Infiniment Grand et l’Infiniment Petit ». Ici commence le voyage au sens géographique : traverser l’océan Indien et sa mer croisée, affronter les dépressions et contempler leurs centaines de nuances de gris, surfer la houle grisante du Pacifique Sud et arriver au sommet de l’Everest, le Horn, le toit du monde pour un alpiniste, le bout du monde pour un marin. Mais ici commence aussi un voyage intime et métaphysique. Je découvre un autre rapport au temps.

Au temps linéaire et cadencé de la vie à terre succède celui du cosmos marqué chaque jour par le retour du même : charger mes fichiers météo, faire de courtes siestes, réparer ce qui a cassé ou montre des signes de faiblesse, changer de voiles, et toujours faire avancer mon bateau sur sa route. Là-bas, je redécouvre la richesse de mon monde intérieur, des souvenirs enfouis ressuscitent à la surface de ma mémoire, assis à l’abri des embruns, les yeux rivés sur mon sillage. Là-bas, le monde se découvre dans sa brutalité phénoménale, les crépuscules me donnent les clefs d’un ailleurs, mon être vit au diapason de la marche en avant de la nature. Là-bas, je ressens aussi la fragilité de mon existence quand, dans la nuit noire et les embruns glacés, je me rends à l’avant de mon bateau, changer une voile. Et, de retour vers la terre, après trois mois de voyage dans mon sillage, je reviens avec des dizaines de couchers de soleil au fond de ma rétine, des dizaines de nuances de gris, de bleu, de rose, de rouge, des victoires, des peines, des joies et des rencontres indicibles. Je retrouve notre monde, avec le sentiment de m’être reconnecté, loin de la terre et des hommes, à l’essentiel, à cette palpitation de la nature qui bat en chacun de nous, le sentiment d’avoir fait dialoguer mon monde intérieur avec le monde, le vrai. Je rentre enrichi à jamais de grand voyage avec déjà en moi, en creux, comme un manque, une absence : l’envie de déjà repartir.

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